févr. 16, 22

Les objets ont une histoire 🏺

À la découverte de la faïencerie de Luneville

Si je vous dis « Lunéville, Badonviller, Sarreguemines ou Saint-Clément… » À quoi pensez-vous ?

Non, non, ce ne sont pas de nouvelles stations de métro ou les derniers titres du lauréat de The Voice, mais on parle bien de villes et villages de Lorraine qui abritent de célèbres faïenceries, des manufactures françaises des XVIIIème et XIXème siècles qui nous ont légué un joli patrimoine d’objets très raffinés, assez exceptionnels,  mais aussi des modèles plus courants d’assiettes, tasses, plats et vaisselle en tout genre ! La Lorraine est une terre faïencière. Innombrables sont les services ou les pièces de forme* qui sont sorties des fours Lorrains.

Ces grandes faïenceries qui nous intéressent aujourd’hui, sont nées ou se sont fortement développées au cours des XIXème et XXème siècles. C’est l’heure de l’industrialisation à grande échelle, les maîtres d’œuvre y font des fortunes colossales mais c'est aussi le temps du développement d’une bourgeoisie avide de consommer. Ces manufactures ont su, au fil du temps, adapter leurs techniques, leurs matières premières, leurs décors et leurs collections pour nous offrir de la vaisselle qui encore aujourd’hui s’invite dans nos cuisines.

On les découvre ensemble ? Alors on commence par Luneville ! C'est parti mon kiki !

Luneville manufacture royale

Quand on parle de la faïencerie de Luneville, on pense aussitôt à celle de Saint-Clément sa voisine. Si on associe ces deux manufactures c’est qu’on a plusieurs raisons de le faire : d’abord elles ont les mêmes fondateurs : Jacques Chambrette et son fils Jacques II. Ensuite, durant toute la deuxième partie du XVIIIème siècle les faïences de Lunéville et celles de Saint-Clément sont si proches que beaucoup d’experts peinent aujourd’hui à attribuer à l’une ou à l’autre leurs plus belles pièces.

Mais la faïencerie de Lunéville est néanmoins bien antérieure à celle de Saint-Clément. Elle a été crée vers 1720-1723, alors que, depuis une dizaine d’années, Jacques Chambrette dirigeait une autre faïencerie, à Champigneulles, près de Nancy.

Quelques années après sa création, la faïencerie de Lunéville devient officiellement manufacture royale. (Youpi ! Cocoricooooo !!)

La Régente Elisabeth-Charlotte, mère du duc Jacques III, a en effet fait appel à la faïencerie locale pour équiper le château de Lunéville. Un château qu’on appelle, modestement, le « petit Versailles lorrain ». C’est cool ! Mais Jacques II, le fils de Jacques Chambrette, qui a pris les rênes de l’affaire, va vite comprendre que les taxes qu’il doit payer en France sur les produits qu’il exporte sont trop importantes.

Comment ça ? Lunéville n’est pas en France ? Et bien non, c’est en Lorraine et la Lorraine, à l’époque, n’est pas en France… Du coup pour ne pas payer ces taxes, le petit malin décide, en 1757, d’ouvrir une manufacture à Saint-Clément, en France, à seulement 10km de Lunéville. C’est, à cette époque, l’âge d’or de Luneville. Les plus belles pièces y sont produites. La faïencerie a adopté la cuisson à petit feu, dit feu de moufle. (Les faïence sont cuites à plus basse température, ce qui autorise l’usage de couleurs plus nombreuses et plus nuancées). Pour la vaisselle proprement dite, les décors de fleurs, légumes, dominent, avec des couleurs les plus vives et les plus pimpantes, caractéristiques de la firme.

Crédit photo : www.picclick.fr

La forme des assiettes, délicatement chantournée**, de style Louis XV, est copiée sur la vaisselle d’argent.  Les pièces de formes* évoquent la rocaille*** alors en vigueur, piédouches**** galbés, vagues en relief rehaussées de couleurs, soulignant le bord des pièces, rinceaux***** mouvementés, poignées de préhension en forme de fruits, de légumes …

Les « peinteuses » (c’est leur petit surnom mignon de l’époque) peignent à la main le décor, traitant chaque motif avec une dextérité qui fait la qualité des faïences. (Nota Bene : Certains modèles à décor de fleurs ou de chinoiserie datant de cette époque ont été encore produits pendant tout le XXème siècle) .

La production de la faïencerie ne se limite néanmoins pas à la vaisselle de table. Les fontaines murales, les vases de pharmacie, les bustes à l’antique, les vasques avec leur décor faux-marbre, les ornements de jardins avec les fameux lions couchés, et les petits bibelots, en particulier les statuettes miniatures dans l’esprit de Meissen dues à Paul-Louis Cyfflé (1724-1806), complètent une production vraiment somptueuse, d’une fastueuse exubérance qui ont fait la réputation de la firme.

L'ère de Keller & Guérin

1758, l’année même de la création de la faïencerie de Saint-Clément, Jacques II meurt. Coup dur pour Luneville. La succession est difficile et les rivalités entre les héritiers terribles. Un accord intervient cependant : Gabriel Chambrette, le fils de Jacques II, prend la direction de Lunéville et le gendre, Charles Loyal, avec deux associés, s’empare de Saint Clément.

La guerre ouverte entre les deux beaux-frères n’apporte rien de bon aux deux manufactures. En outre, la mort de Stanislas Leszcinski, duc de Lorraine (roi de Pologne et beau-père de Louis XV) en 1766, prive la Lorraine de son train de vie royal et des nombreuses commandes à la faïencerie Luneville (fin de la jet set locale). En 1772 Gabriel Chambrette renonce. Son beau-frère (Charles Loyal : essayez de suivre, c'est pas plus compliqué que Dallas!) se porte alors acquéreur, réunissant à nouveau Lunéville et Saint-Clément. Pas pour longtemps. En 1786 Lunéville est à nouveau en vente, acquise par un certain Sébastien Keller. Son fils, Auguste, lui succède en 1812. Auguste s’associe avec son gendre Charles Guérin… la fabrique prend le nom de Keller et Guérin, et signera K&G.

Le tandem Keller et Guérin et les descendants qui régneront sur la manufacture durant tout le XIXème siècle, vont fortement l’industrialiser et largement en développer l’activité.

Après la Révolution, la société française change profondément. Une classe nouvelle émerge : la bourgeoisie. Grande, moyenne ou petite. La paysannerie elle-même bénéficie des bienfaits de la Révolution. Ce n’est pas vraiment la richesse, mais ce n’est plus la sordide pauvreté qu’elle avait l’habitude de connaître. L’artisanat se développe. Quelques meubles viennent désormais orner l’habitat rural, dont la fameuse armoire de la mariée. (On coupait, dès la naissance de la fille, l’arbre, en Lorraine c’était un chêne, qui servirait à la fabrication de l’armoire à l’occasion de son mariage.) En Lorraine le vaisselier qui surplombait le buffet était l’autre meuble convoité. On y présentait les quelques assiettes achetées à la faïencerie locale, dont on ne se servait jamais mais qui n’avait qu’une destinée purement sentimentale et décorative, voire statutaire. C’était le luxe. Certes les modèles fabriqués alors, dans la seconde moitié du XIXème siècle, n’ont pas les luxueuses finitions des modèles du siècle antérieur, mais ils restent néanmoins très caractéristiques, ornés de fleurs en bouquet, fichées dans un vase ou une corbeille, parfois agrémenté d’un coq. Le dessin en est un peu sommaire, la touche de couleur rapide, mais les coloris éclatent. Les bords de l’assiette sont soulignés d’un filet peigné vivement coloré, souvent d’un rose carmin caractéristique de la faïencerie.  

Crédit photo : www.ebay.fr

Pendant le XIXème siècle la faïencerie s’est modernisée. En 1853 les fours à charbon remplacent les fours à bois moins efficaces et plus coûteux. A la même époque on commence à utiliser la décoration par transfert sur faïence fine, (faïence à terre blanche). La faïence stannifère (à base d'étain) au grand feu ou au petit feu est, en effet, peu à peu remplacée par cette faïence fine, à l’image des faïences anglaises, plus facile à cuire et à décorer. L’arrivée des machines à vapeur à la fin du Second Empire, puis celle de l’électricité vers 1885-90, contribuent alors à l’essor industriel. On produit plus et moins cher. La faïence n’est plus un produit de luxe. Sous la bannière K&G (Keller et Guérin) Lunéville et Saint-Clément s’associent en 1892. Toutes deux dominent alors le marché de la faïence française.

L’Art Nouveau, très présent en Lorraine, se manifeste aussi dans l’univers de la faïence.  Maurice de Ravinel, un des associés de Keller et Guérin fait venir des artistes lorrains ou français, dont Edmond Lachenal, Ernest Bussière, Louis Majorelle... pour y créer des pièces dans ce nouveau style. Les vases aux formes d'inspiration naturaliste s'ornent de décors végétaux et d'animaux. Les recherches portent sur l'émail et les reflets métalliques. Les nouvelles tonalités souvent sombres ne rencontrent pas localement le succès, quoiqu’appréciées à Paris ou outre-Atlantique. Le mouvement prendra fin vers 1905. 

Crédit photo : www.proantic.com

De l'Art Déco aux années Yéyé

 En 1923, Edouard Fenal, à la tête de la faïencerie de Badonviller, rachète les deux manufactures, Lunéville et Saint-Clément pour les fusionner avec Badonviller.

Dans les années 20, Lunéville connaît de nouveau une certaine embellie. Elle fait appel à quelques artistes dont les Frères Mougin qui réalisent pour la faïencerie des vases dans un esprit Art Déco, aujourd’hui très recherchés.

Crédit photo : Vase Mougin - www.fr.wikipedia.org

Geo Condé (1891-1980), modéliste, sculpteur, peintre et imagier, dont le nom est désormais rattaché à celui de Lunéville, de Saint Clément et de Badonviller, se voit d’abord confier la décoration de ces vases en grès de Mougin. Mais sa prestation sera par la suite beaucoup plus riche. Il produit d’abord d’imposantes garnitures de cheminées aux motifs floraux exubérants. Mais il acquiert son véritable style, mêlant gaillardement imagerie populaire, esprit cubiste et style Art Déco, avec des séries d’assiettes au style incomparable, géométrisant les motifs avec brio et humour. Il participera aussi à la même époque au renouveau de Saint-Clément.

Crédit photo : www.ebay.fr

Après la Seconde Guerre Mondiale, qui laisse la faïencerie exsangue, Lunéville rallume les fours et produit en abondance de la vaisselle. Le manque de couleurs disponibles impose un nouveau style apprécié aujourd’hui avec des décors unis ou bicolores bien que figuratifs. Souvent une fleur isolée. Par la suite une production variée et abondante suit au plus près les tendances de ce qu’on nomme aujourd’hui le vintage. Réunies sous une même bannière, les faïenceries de Lunéville, Saint-Clément et Badonviller produisent alors, dans les années 50, environ 30 % de la production nationale.

 

Crédit photo : 56bis - www.etsy.fr

Avec les années 50/60 les assiettes découvrent les formes libres.  La créatrice Charlotte Perriand a su les imposer aux meubles qu’elle crée. Les faïenciers s’en inspirent. Ni ronds, ni octogonaux, quelques modèles d’assiettes ou de plats affectent des formes arrondies sans être rondes, ou carrées aux lignes incurvées et aux angles arrondis. Le décor lui même suit les tendances du moment. L’art abstrait triomphe. Les assiettes se parent de motifs graphiques non figuratifs, rapides, parfois proches du tachisme alors hyper tendance.

Crédit photo : Les jolies choses - www.homycrush.com

Les années 60 et 70 redécouvrent les fleurs, mais fortement stylisées, géométriques ou en version XXL de couleurs vives et contrastées. C’est l’époque Peace and Love. Ce sont les modèles phares de l’époque … ceux qui paraissent dans les revues. Mais pas ceux qu’on achète…les mentalités changent, l’ère des services de 120 pièces touche à sa fin.

C’est aussi à cette époque que la vaisselle en verre trempée rencontre un succès fulgurant. Plus solide, lavable en machines, c’est la vaisselle rêvée pour les collectivités. C’est, pour Lunéville et pour la plupart des faïenceries une concurrence de taille. Parallèlement, avec le Marché Commun, les importations de faïences, en particulier italiennes , augmentent.

Crédit photo : Les jolies choses - www.homycrush.com

En 1978, la famille Fenal qui a déjà des parts dans la faïencerie de Sarreguemines, lance une OPA et prend les rênes de Sarreguemines, la grande concurrente et néanmoins voisine ! Les faïenceries vont se partager les parts du gâteau. Sarreguemines produira le carrelage qui, depuis quelques décennies, est une part importante de son activité. Lunéville et Saint-Clément désormais regroupées, produiront la vaisselle.

Depuis les nouvelles créations de Luneville et Saint-Clément d'amenuisent au profit de la réédition des grands classiques des différentes faïenceries : les services XVIIIème de Lunéville, les modèles Obernais et Hansi de Sarregemines, les barbotines de Saint-Clément dont des pichets en forme canard ou de coq et des cache-pots fleuris… Une exception, un modèle du XXIème siècle (2019) d’assiettes « Zaza », aux formes improbables, qui ondulent comme des flaques. Une tentative assez innovante.

Crédit photo : www.terresdest.fr

Texte : Marine Doré et Pierre Faveton

*pièces de forme : en matière de faïence et de porcelaine, les pièces de formes c'est tout ce qui n'est pas une assiette (ou un objet raplapla) : une saucière (c'est pas raplapla), un soupière (pas du tout raplapla), un légumier, un beurrier, etc... 

**chantourné : on dit d'une ligne ou d'une bordure qu'elle est chantournée quand elle fait des courbes et des contre courbes.

***rocaille : c'est un style du XVIIIème siècle (rococo) inspirés des volutes et formes un peu fofolles des coquillages (et crustacés), coraux, et autres réjouissances des fonds marins.

****piédouches : c'est le pied ou le soubassement d'un objet surelevé (comme un compotier ou un présentoir à gâteau).

*****rinceaux : c'est un ornement en forme d'arabesque d'inspiration végétale.